HORACIO CASTELLANOS MOYA
Le dégoût - Thomas Bernhard à San Salvador
Traduction de l'espagnol (Salvadore) de Robert Amutio
"C’est pourquoi ça me fait rire que tu sois ici, Moya, je ne comprends pas comment tu as eu l’idée de venir dans ce pays, de rester dans ce pays, c’est une véritable absurdité si ce qui t’intéresse c’est d’écrire de la littérature, cela prouve qu’en réalité ça ne t’intéresse pas d’écrire de la littérature, on ne peut pas s’intéresser à la littérature et choisir un pays aussi dégénéré que celui-ci, un pays où personne ne lit de la littérature, un pays où le peu de gens qui lisent ne liraient jamais un livre de littérature, même les jésuites ont fermé les cours de littérature dans leur université, ça te donne une idée, Moya, ici personne ne s’intéresse à la littérature, et c’est pourquoi les jésuites ont fermé les cours, parce qu’il n’y a pas d’étudiants en littérature, tous les jeunes veulent étudier le management d’entreprise dans ce pays, ça oui c’est intéressant, pas la littérature, tout le monde veut faire des études de management d’entreprise dans ce pays, en réalité dans peu de temps il n’y aura plus que des managers d’entreprise, un pays dont les habitants seront tous des managers d’entreprise, voilà la vérité, voilà l’horrible vérité, me dit Vega. La littérature n’intéresse personne, et l’histoire non plus, ni rien qui ait à voir avec la pensée ou avec les humanités, c’est pourquoi les études d’histoire n’existent plus, aucune université ne propose d’études d’histoire, un pays incroyable, Moya, personne ne peut entreprendre des études d’histoire parce qu’il n’y en a pas, et il n’y en a pas parce que l’histoire n’intéresse personne, c’est la vérité, me dit Vega. Et il y a encore des hurluberlus pour appeler cet endroit “nation”, un non-sens, une stupidité qui ferait rire si ce n’était pas grotesque : comment peut-on appeler “nation” un endroit peuplé d’individus qui ne trouvent aucun intérêt à avoir une histoire ni à savoir quoi que ce soit de leur histoire, un endroit peuplé d’individus dont le seul intérêt est d’imiter les militaires et d’être managers d’entreprise, me dit Vega. Un énorme dégoût, Moya, un gigantesque dégoût, c’est ce que fait naître en moi ce pays."